In memoriam



Gérard Destanne de Bernis (1928 - 2010)



Il avait assisté François Perroux dans ses derniers instants. C’est aujourd’hui lui qui est passé. Ainsi va le cours du monde. La nouvelle de son décès me parvient tardivement dans la Chine lointaine. Elle m’attriste profondément.

J’ai peu connu Gérard de Bernis. Je veux dire que je ne l’ai pas connu assez. Mais ce qu’il m’a enseigné sans même y penser compte à ce point pour moi qu’honorer sa mémoire me paraît un devoir à la fois simple et nécessaire. Surtout quand il s’agit de la série Economie et Gestion des Services (EGS), dont il permit la création.

A l’exemple de son maître, dont il fut l’héritier et le continuateur de l’œuvre, Gérard de Bernis consacra une partie de son énergie à faire vivre ce que François Perroux avait, en son temps, créé avec une grande audace intellectuelle. Non seulement il ne dilapida pas l’héritage, mais il l’enrichit en le renouvelant, que ce soit en bonnes volontés ou en thèmes de recherche. Sans doute a-t-il été aidé dans cette tâche obstinée par Rolande Borrelly. Sans doute d’autres grandes figures de l’université française, telles que, notamment, Jean Weiller, Henri Bartoli, ou, plus jeune, René Passet, lui ont-elles apporté leur soutien intellectuel et scientifique très efficace. Mais il fallait sa stature particulière, sa personnalité et sa compétence scientifique pour faire collaborer dans la diversité des talents, des convictions théoriques et des disciplines, le petit monde des chercheurs et des universitaires pour lesquels l’ISMEA représentait « quelque chose ». Le résultat est là. Chacune, chacun peut, à ce jour, mesurer l’intérêt et la qualité des travaux publiés dans ce cadre et, d’une certaine manière, sous sa haute autorité. Certes il a vécu pour lui, mais, surtout, il a vécu avec les autres et pour les autres.

La sourde opprobre ayant accompagné le souvenir de François Perroux n’a sans doute pas permis à Gérard de Bernis de porter pleinement à leur terme les enseignements théoriques de son maître. Mais il s’empara de ses aspects essentiels, savoir la puissance vitale de l’exigence du développement économique dans le monde contemporain. L’université de Grenoble est devenue, sous son impulsion, un lieu où des intellectuels, venus de pays pauvres et cherchant, en France, à mieux comprendre leur présent et leur avenir, avaient à cœur d’étudier. Sa pensée et ses convictions le portaient vers ce que l’universel peut contenir de concret, vers ce que la conceptualisation gagne à être appliquée. Peut-être cette disposition d’esprit lui a-t-elle rendu plus facile, plus naturelle, sa tendance à donner libre cours à ses motivations sociales, à la fois sincères et engagées. Car, dans un milieu professionnel peu enclin à considérer les hommes et la société qu’ils forment autrement que comme des facteurs de production par définition soumis aux lois du marché et leur obéissant, il lui fallait cette démarche expérimentale pour mieux prendre place dans le débat général.

Raymond Barre, cet autre héritier de François Perroux, fut à la fois un grand professeur et un homme politique. Mais il fit de la politique comme on enseigne et les facteurs de production auxquels il expliquait les lois économiques à suivre se sont rebellés contre lui. Gérard de Bernis de son côté fut également un grand professeur. Il fut aussi politiquement engagé. Mais il étudiait le travail et s’adressait à des travailleurs, à des syndicalistes, tout en dialoguant avec eux. Il ne parlait pas à des abstractions sociales, ne cherchant pas à soumettre ses semblables à la volonté des puissants, mais souhaitant simplement leur apprendre, dans un souci libérateur, ce que l’observation, passée au crible créateur d’analyses multiples et contradictoires, pouvait enseigner.

Paradoxalement, mais c’est une autre histoire, cette conception de la politique ne semble pas avoir gagné l’estime des « politiques » qu’il fréquentait au point que ceux-ci, le moment venu, aient estimé judicieux de lui confier une fonction sociale éminente. C’est que Gérard de Bernis était un homme indépendant. Ce fut un grand travailleur intellectuel, un « bosseur » considérable. Son origine sociale lui aurait sans doute permis une destinée plus confortable et plus douillette. Mais quel intérêt, pour cet esprit libre et créateur, que la tranquillité feutrée des salons à tentures ? Il fut donc un universitaire jusqu’au bout des ongles, et l’université française, qui n’est pas faite que de défauts présente notamment cette qualité d’apprendre la modestie des conditions à celles et à ceux qui n’y auraient pas été habitués par la naissance. Mais elle apprend aussi et surtout, on peut du moins le croire et l’espérer, qu’il y existe encore une capacité proprement française à rendre compte de la société et de sa dynamique, et pour ce qui concerne la connaissance économique, une capacité faite tout à la fois d’exigences scientifiques, d’engagement humaniste et de résistance à l’idéologie sauvage des marchands du temple.

C’est ainsi, me semble-t-il, que nous pouvons honorer la mémoire de Gérard de Bernis dans la profondeur du temps, en reprenant les valeurs dont il fut l’héritier ainsi que le continuateur et dont il nous a aujourd’hui collectivement confié la surveillance et l’application.


Jean-Claude Delaunay