Présentation du numéro 5
de la série "Dynamique technologique et organisation"
(Économies et Sociétés Mai 2000)

 

Il est devenu banal de souligner la rapidité des changements qui affectent de nos jours la vie économique et sociale - particulièrement, mais pas exclusivement, par le biais des innovations fondées sur la science et les technologies. Il faut pourtant souligner qu'au tournant du millénaire une accélération impressionnante (et probablement inégalée depuis des siècles) du changement se manifeste sur plusieurs plans : un nouveau système technique se profile autour des technologies de l'information et de la communication et les technologies du vivant; la dématérialisation de l'économie franchit de nouveaux seuils et nous pousse vers une société très intensive en information ; la globalisation, même si elle laisse place à de fortes composantes locales et à la variété territoriale et culturelle, bouleverse le cadre d'activité traditionnel des entreprises, des gouvernements, et de presque tous les acteurs de la société civile ; certains problèmes attendent une solution urgente et planétaire comme ceux qui sont liés à l'environnement.

Dans ce contexte, la démarche prospective prend une dimension importante, et il n'est pas surprenant qu'un véritable renouveau affecte cette discipline (ou cette indiscipline intellectuelle pour reprendre l'expression de l'un de ses propagateurs en France, Michel Godet). Plusieurs des articles de ce numéro touchent directement ou indirectement à la prospective, tout en rendant compte d'ailleurs de la nécessité de reformuler l'approche, de l'améliorer, de la contextualiser.

Deux articles illustrent, chacun à leur manière, le renouveau de la prospective au cours des dix dernières années. Celui de Fabrice Roubelat propose une relecture de la prospective en soulignant sa nature d'outil de gestion stratégique pour les organisations, et souligne la nécessité de la faire évoluer pour qu'elle constitue un véritable instrument de création de sens, transcendant l'espace et l'horizon temporel ordinaire de l'acteur. Celui de Kerstin Cuhls parle de l'expérience publique allemande récente (un pays qui, jusqu'à la décennie 90, n'avait guère exprimé la volonté de se doter de ce type d'instrument de politique technologique).

En matière d'environnement, l'article de Jean-Alain Héraud compare les perceptions de trois pays, le Japon, l'Allemagne et la France, en exploitant les résultats d'une enquête prospective de type Delphi menée dans des conditions idéalement comparables. Des échantillons d'experts de chacun des pays ont donné leur point de vue sur les perspectives de développement des technologies environnementales, les opportunités et les contraintes (scientifiques, économiques, sociétales), et évalué les degrés d'avancement comparés au niveau international. En étudiant le cas du secteur portugais de la pêche, Antonio Moniz et Manuel Godinho abordent la question de la gestion technique et socio-économique d'un secteur menacé par la sur-exploitation d'une ressource naturelle, mais aussi par la crise d'un système professionnel traditionnel confronté à un monde techno-économique qui le dépasse. C'est par une démarche stratégique collective impulsée par un programme public que le système portugais de la pêche tente de relever le défi pour ne pas disparaître.

Deux articles portent sur la dimension cognitive de la réflexion stratégique collective. Francis Munier et Kostas Nanopoulos cherchent à conceptualiser le rôle de l'expert dans une démarche sectorielle comme celle que les divers métiers de la construction réalisent en France autour de l'idée de " bâtiment durable ". Patrick Rondé, lui, analyse les résultats de l'enquête prospective Delphi dans le domaine de l'électronique et des technologies de l'information pour approcher la question des compétences : à partir des corrélations entre degrés de compétence des experts selon les sujets examinés, il est possible de reconstituer des " grappes " d'innovations potentielles pour l'avenir. Ces démarches portent en germe le renouvellement de l'approche prospective traditionnelle (trajectoires et scénarios) en partant d'un principe de proximité et de cohérence cognitives.

Au total, ces différentes contributions apportent un éclairage intéressant sur la manière de concevoir des formes d'intelligence stratégique collective. C'est par ce type de démarche que les sociétés peuvent espérer aborder l'avenir de manière pertinente, pro-active et relativement consensuelle.

 

Christian Le Bas
Vice-Président de l'Université
Centre Walras
(CNRS,Université Lyon2)