Le patrimoine, d'un objet à un instrument d'analyse.

(Economie Appliquée, tome LXVII, n°4, Décembre 2014)


Ce numéro d'Economie Appliquée consacré à l'analyse économique du patrimoine cherche à montrer comment se constitue aujourd'hui une approche patrimoniale transformant le patrimoine d'objet d'analyse en catégorie analytique susceptible d'éclairer le fonctionnement d'économies de marché qui donnent un rôle croissant aux réalités patrimoniales et les insèrent de plus en plus étroitement dans leur fonctionnement social, mais aussi économique quotidien.

L'analyse économique du patrimoine l'a d'abord conçu comme objet particulier, appelant des politiques de gestion et de préservation spécifiques, d'où le développement de problématiques des politiques culturelles du patrimoine [Guillaume M. (1990), Greffe X. (1990, 2003), Benhamou F. (2012), Ollagnon H. (2004)].

Le patrimoine a été également conçu comme le résultat de stratégies de patrimonialisation d'où l'accent mis sur les jeux d'acteurs [Barrère C. (2000, 2001), Barthélémy D., Nieddu M. et Vivien F.D. (2004) ].

Il a enfin été utilisé comme instrument d'analyse pour étudier la dimension patrimoniale de l'activité socio-économique [Barrère C. (2007, 2013), Nieddu M. (2013)].

Après un premier travail collectif cherchant à construire une approche patrimoniale [Barrère, C., Barthélémy D., Nieddu M., Vivien F-D. (sous la dir. de), (2004)], puis un premier numéro spécial d'Economie Appliquée consacré à l'économie du patrimoine (2007), ce deuxième numéro spécial a précisément pour objectif de faire le point sur la pertinence d'un programme de recherche faisant du patrimoine un instrument d'analyse spécifique.


Dans le premier texte « Les quatre temps du patrimoine », C. Barrère présente de façon synthétique les principales élaborations relatives au patrimoine dans les sciences sociales susceptibles d'éclairer l'analyse que les économistes peuvent construire de sa dimension économique et de son insertion dans des relations spécifiquement économiques. Il propose de distinguer quatre « inventions » [Choay F. (1999)] du patrimoine qui se distinguent à la fois par l'accent mis sur le titulaire du patrimoine (individuel et/ou collectif) et par le rapport au temps introduit par le patrimoine, en relation avec des régimes d'historicité [Hartog F. (2003)]. Ces éléments sont ensuite utilisés pour avancer les préliminaires d'une approche économique patrimoniale respectant le double caractère du patrimoine, réalité objective et subjective, substantive et culturelle, pris entre affirmation de son rapport au temps et négation de celui-ci, géré par des formes non marchandes qui affirment son caractère 'sacré' et ses propriétés de valeurs d'usage et des formes marchandes qui le transforment en ressources 'profanes' et en valeurs abstraites. Le patrimoine peut donc se déployer comme instrument d'analyse produisant des résultats de connaissance comme le manifestent les textes qui suivent.

L'article de M. Nieddu et F.D. Vivien, Quels apports de l'approche patrimoniale pour l'analyse des transitions vers un développement soutenable ? L'exemple de la chimie « doublement verte », montre en effet le jeu des patrimoines dans la détermination de stratégies d'acteurs qui construisent et mettent en œuvre les changements technologiques, loin de tout déterminisme purement technologique. L'article vise à montrer que l'approche régulationniste peut éclairer l'analyse des dynamiques de transition vers l'usage des ressources renouvelables en mobilisant le concept de patrimoines productifs collectifs. On s'appuie sur l'étude du cas de la « chimie doublement verte » pour identifier les patrimoines à l'oeuvre et la façon dont ils sont le support de stratégies d'acteurs qui contribuent à réguler le changement technologique. On peut ainsi enrichir à la fois les analyses des systèmes sectoriels d'innovation et les démarches de management de la transition qui les mobilisent. Cela conduit, en effet, à rejeter l'hypothèse que l'adoption d'un dominant design est le moteur de la régulation du changement et la seule voie de transition vers un nouveau système sociotechnique soutenable. La reconnaissance d'une diversité technologique peut, au contraire, jouer un rôle crucial dans la gestion de la transition vers un développement soutenable.


L'article de M. Lemarié-Boutry et C. Cazals, Patrimoines et terres de vins, application à la viticulture bordelaise, montre comment la mise en oeuvre du patrimoine comme instrument d'analyse permet d'éclairer les stratégies et trajectoires d'un secteur s'organisant autour de la gestion et de la valorisation d'un patrimoine productif ancré territorialement. L'étude du patrimoine productif d'une filière, de sa gestion et de sa valorisation, aide à mieux comprendre les différentes trajectoires possibles dans un environnement changeant. L'analyse patrimoniale de la viticulture bordelaise dans un contexte de mutations des marchés et de durcissement de la concurrence est faite à partir des publications de la presse quotidienne régionale et au travers d'une grille d'analyse des pratiques des acteurs. Elle montre comment la viticulture bordelaise, parfois en difficulté face à la préservation de l'existant, cherche à remodeler son propre patrimoine par la valorisation. Plus particulièrement, cette analyse met en évidence le rôle stratégique de la ressource foncière dans les débats patrimoniaux de la filière.


Le texte de I. Calvo-Mendieta, O. Petit et F.D. Vivien, Patrimoine, bien commun et capital naturel : débat conceptuel et mise en perspective dans le domaine de la gestion de l'eau applique l'analyse patrimoniale à une ressource particulière, l'eau, dont il est impossible d'oublier les spécificités, le contenu substantif, au profit d'un contenu purement formel de ressource économique standard, susceptible d'être gérée comme n'importe quel autre bien, par des rapports purement marchands. Il montre l'intérêt de raisonner en termes de patrimoine commun plutôt qu'en termes de capital naturel ou de 'commons' pour traiter de ses modes d'allocation et de gouvernance.

Cet article vise à confronter un ensemble d'analyses qui se sont développées ces trente dernières années dans le domaine de la gestion des ressources naturelles, notamment dans celui de la gestion de l'eau. Après avoir rendu compte de la manière dont le débat conceptuel se structure principalement aujourd'hui – à travers les références de plus en plus fréquentes et marquées aux notions de « capital naturel » et de « bien commun » –, il les confronte au concept économique de « patrimoine commun », pour souligner la nécessité de traiter conjointement des enjeux d'allocation et de gouvernance des ressources en eau.


L'article de R. Demissy « L'action territoriale des grands groupes » : coopérations, effets induits et patrimonialisation montre que les questions liées au patrimoine ne sont pas seulement des interrogations théoriques soulevées par les observateurs mais correspondent à des actions et des interrogations des acteurs économiques eux-mêmes. L'intervention des groupes au sein des territoires s'insère dans des dynamiques de production d'externalités-ressources jouant sur la constitution de patrimoines immatériels collectifs, situés territorialement. En même temps elle rencontre diverses difficultés, notamment du fait de la durée limitée des actions et de la difficulté à évaluer les ressources immatérielles créees.

L'article expose la conception puis la conduite d'un processus de recherche-action portant sur les interventions territoriales de grands groupes français. Cette recherche-action a été l'occasion de mobiliser le concept de patrimoine en même temps qu'elle a permis de donner un contenu empirique à la notion de ressource territoriale. Enfin, la mobilisation de la grille analytique en termes de patrimoine a ouvert de nouvelles pistes de réflexion concernant les conditions d'une participation des entreprises à la prise en charge d'enjeux territoriaux


Dans ce numéro devait figurer également un texte de Walter Santagata. Ce dernier, économiste de la culture réputé, se proposait de réfléchir aux liens entre la problématique patrimoniale et ses travaux relatifs aux districts culturels, à la culture immatérielle et matérielle et aux territoires. Sa brutale disparition en août 2013 a brisé ce projet. Néanmoins, et en guise d'hommage à un chercheur avec lequel plusieurs des auteurs de ce numéro ont eu l'honneur et le plaisir de travailler, et dont l'oeuvre constitue un point d'appui important dans l'analyse des patrimoines culturels, en mettant en évidence les liens essentiels entre culture, territoire et histoire [Santagata W. (2002), (2010)], nous republions un texte de Walter intitulé 'Potential cultural districts and the production of material culture'1.


Enfin le numéro se termine par un article de C. Barrère et M. Nieddu, La pratique de l'approche patrimoniale, qui constitue une sorte de 'guide pratique' pour mener une recherche de ce type. Il propose un premier bilan de travaux menés en utilisant une approche patrimoniale afin d'en montrer la richesse potentielle. Il n'a pas vocation à l'exhaustivité puisque, pour des raisons de commodité, il s'appuie presque uniquement sur les analyses que les auteurs de l'article ont eux même avancées. L'article montre dans une première partie que l'approche patrimoniale fournit un cadre permettant de profiter de multiples analyses portant sur le jeu des institutions dans le temps et d'en étendre la portée. Il précise ensuite le cadre analytique utilisé par les auteurs et propre à l'approche patrimoniale. Il donne enfin quelques exemples des principaux résultats que les études menées à partir de cette approche ont permis d'obtenir.


Références :

Barrère C. [2000], “La constitution d'un patrimoine juridique comme mode de construction d'un patrimoine économique : l'appellation d'origine Champagne”. Revue de Droit rural. N°288. Décembre 2000.


Barrère C. [2001], Un jeu évolutionnaire d'innovation juridique : la construction d'un patrimoine juridique, l'AOC Champagne”, Revue d'Economie Publique, N°7, 2001/1. p. 103-126.


Barrère C. [2007], Les industries du luxe, des industries du patrimoine ?, Economie appliquée, numéro spécial 'L'économie du patrimoine', 2007/3.


Barrère C. [2013], Heritage as a basis for creativity in creative industries : the case of taste industries, Mind and Society, 2013, 12, p. 167-176.


Barrère, C., Barthélémy D., Nieddu M., Vivien F-D. (sous la dir. de), [2004], Réinventer le patrimoine, L'Harmattan, Paris.


Barthélémy D., Nieddu M. et Vivien F.D. [2004], Economie patrimoniale, identité et marché in Réinventer le patrimoine, p. 121-150, L'Harmattan, Paris.


Benhamou F. [2012], Economie du patrimoine culturel, La Découverte, Paris.


Choay F. [1992], L'allégorie du patrimoine, Le Seuil, Paris.


Greffe X. [1990], La valeur économique du patrimoine: la demande et l'offre de monuments, Anthropos-Economica, Paris.


Greffe X. [2003], La valorisation économique du patrimoine, Ministère de la culture ; Département des Etudes de la Prospective et des Statistiques (DEPS), Paris.


Guillaume M. [1990], Invention et stratégies du patrimoine, in Jeudy H.P. (directeur) Patrimoines en folie, Ministère de la Culture et de la Communication, Maison des Sciences de l'Homme, collection Ethnologie de la France, cahier 5, 1990, Paris.


Hartog F. [2003], Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, Le Seuil, Paris.


Nieddu M. [2014], Patrimoines productifs collectifs versus exploration/exploitation : le cas de la bioraffinerie, Revue économique.


Ollagnon H. [2004], Stratégies patrimoniales pour un développement durable in Barrère, C., Barthélémy D., Nieddu M., Vivien F-D. (sous la dir. de), Réinventer le patrimoine, L'Harmattan, Paris.


Santagata W. [2002], Cultural districts, property rights and sustainable economic growth. International Journal of Urban and Regional Research, vol. 26, Issue 1, March 2002, p. 9-23.


Santagata W. [2010], The culture factory, Creativity and the production of culture, Springer, Berlin.



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