À la mémoire du Professeur Gérard Destanne de Bernis (1928-2010)

Président de l’ISMEA de 1982 à 2008
Directeur d’Economie Appliquée de 1982 à 2004


Depuis l’annonce du décès, le 24 décembre 2010, du professeur Gérard de Bernis, les hommages de sympathie ou les courriers empreints d’une grande émotion affluent, de France et de plusieurs continents, en provenance d’un grand nombre de ses collègues et de ses amis, universitaires ou non, d’anciens étudiants et de chercheurs, d’hommes d’action engagés, de compagnons de route, de responsables syndicaux ou de simples militants.

C’est que le professeur Gérard Destanne de Bernis a été certes un grand professeur, mais il fut aussi beaucoup plus que cela…si bien qu’il est impossible, dans ces quelques lignes, vouées à honorer sa mémoire d’embrasser toutes les dimensions de la personnalité et de la richesse du parcours intellectuel, des activités académiques et des engagements personnels de notre Collègue et Ami, aujourd’hui disparu.

De brillantes études en même temps qu’un premier engagement militant

Après des études extrêmement brillantes à Paris (Licence d’Histoire obtenue à 18 ans, en 1946, puis Diplôme de l’Institut d’Etudes Politiques à 21 ans et Doctorat d’Etat en Sciences économiques à 25 ans), il fut reçu très jeune, 26 ans à peine, au concours d’agrégation des Facultés de Droit et d’Economie (concours de 1954). Sa formation d’économiste, il l’acquit à Paris, au sein de l’Institut des Sciences Economiques Appliquées auprès de François Perroux, de Maurice Byé, son directeur de thèse1, avec le groupe de jeunes économistes qui rejoignaient après guerre l’ISEA et qui devinrent rapidement des professeurs éminents, H. Bartoli, R. Barre, S. Wickham …

Mais, en même temps qu’il accomplissait ce parcours académique exceptionnel, G.de Bernis avait aussi commencé, très jeune, à consacrer une partie importante de son temps à des activités militantes, tel son engagement dans le « catholicisme social étudiant » qui le conduisit à participer activement à la création de la Mutuelle Nationale des Etudiants de France, à la fin des années 1940, puis à la Présidence de l’Union Nationale des Etudiants de France (1950-51).

Le jeune Professeur engagé 

Son premier poste le conduisit à l’Institut des Hautes Etudes de Tunis (l’Université de Tunis n’existant pas encore) où, de janvier 1955 à septembre 1959, il s’impliqua fortement dans le devenir de la jeune Tunisie indépendante, à la fois à travers ses enseignements et sa participation à la réflexion sur les transformations structurelles indispensables, dans ce pays, pour adapter le système productif hérité du Protectorat aux nouvelles conditions politiques et socio-économiques du pays. Et ce furent notamment les réformes à mettre en œuvre dans les activités agricoles, d’une part, et les relations d’amitié et de proximité intellectuelle qu’il entretint avec A. Ben Salah, d’autre part, qui l’incitèrent à développer un ensemble d’analyses sur la question agraire et les problèmes de l’agriculture dans les pays devenus récemment indépendants politiquement, travaux qu’il reprendra, à l’Université de Grenoble, quelques années plus tard, dans ses enseignements et ses directions de recherche, mais aussi au cours de nombreuses missions dans des pays africains récemment décolonisés ainsi qu’en Algérie..

Le « Professeur militant » infatigable

De nombreux messages de condoléances et de reconnaissance affluent, depuis sa disparition, d’anciens étudiants, français ou étrangers, qui ont suivi ses cours, et qu’il a formés à Tunis, à Alger puis à Grenoble où s’est déroulée toute sa carrière ultérieure ; il en ressort le témoignage unanime de l’attractivité et aussi de l’admiration qu’exerçaient sur eux la qualité de ses enseignements, dispensés avec passion, et le pouvoir de conviction qui était le sien pour faire prévaloir les dimensions « humaine » et « politique » qui, pour lui comme pour nous, sont indissociables de notre discipline, l’Economie Politique, comme la désignaient ses pères fondateurs, tout en mettant en avant l’exigence de la rigueur la plus grande dans la conduite du raisonnement économique. Pour lui, comme pour François Perroux, l’économie, l’action économique, doit être mise au service de l’homme, c’est-à-dire couvrir les « coûts  de l’homme» et promouvoir son épanouissement, notamment en contribuant à réduire les inégalités sociales, la pauvreté et le pouvoir de domination du capital (financier) sur les véritables producteurs des richesses tangibles, porteuses de bien-être, que sont les travailleurs. Et c’est à travers ses multiples engagements syndicaux, associatifs et, aussi, politiques, que G. de Bernis s’est efforcé, tout au long de sa vie professionnelle, de ne pas séparer la réflexion théorique de l’économiste universitaire qu’il était, de l’engagement de l’homme de terrain qu’il n’avait cessé d’être depuis les années étudiantes de sa jeunesse.

L’exigence d’une étroite connexion entre l’analyse théorique et l’économie appliquée

En effet, le Professeur de Bernis, contrairement à bon nombre de ses contemporains, et aussi et surtout, à un trop grand nombre d’économistes « académiques » d’aujourd’hui, ne concevait pas qu’on puisse se satisfaire, dans notre discipline, d’une réflexion abstraite et théorique pure, par exemple comme celle reposant sur la vision idéalisée du fonctionnement de l’économie qui est celle du modèle « walrasso-parétien », lequel décrit, en quelque sorte « le monde économique tel qu’il devrait être ». Au contraire, pour G. de Bernis, comme pour beaucoup d’entre nous, c’est l’analyse « du monde tel qu’il est », c'est-à-dire du monde réel, celui de l’économie concrète, telle que nous pouvons la voir fonctionner, qu’il faut produire. « Des mondes réels », en fait faudrait-il dire, c'est-à-dire des différents modes d’organisation que les diverses formes de sociétés humaines, hier et aujourd’hui, ont imaginés et mis en place pour créer, produire et répartir les « richesses matérielles et immatérielles » (les biens et les services) capables de satisfaire les besoins individuels et collectifs des êtres humains qui composent ces sociétés.

Pour autant, cette conception « réaliste» de l’analyse économique n’empêchait pas G. de Bernis, dans les cours très formateurs qu’il dispensait, d’exposer scrupuleusement et aussi objectivement que possible les principaux paradigmes théoriques concurrents qui forment la richesse de notre discipline, de façon à ce que chaque étudiant puisse, par lui-même, réfléchir sur (et juger de) leur pertinence pour comprendre le fonctionnement réel, concret, de l’économie. De nombreux témoignages d’anciens de ses étudiants attestent de cette objectivité et de cette ouverture.

C’est là, fondamentalement, la raison pour laquelle il exerça une très forte influence sur les étudiants qui ont eu la chance de bénéficier de son enseignement, d’abord en Tunisie puis à l’Université de Grenoble, à partir de 1959, mais aussi à Alger, pendant plusieurs années comme Professeur invité, et comme conseiller du jeune gouvernement mis en place après l’indépendance, ainsi que dans un très grand nombre d’universités d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie du Sud-est. Je citerai, comme emblématique, l’admiration sans borne qu’avait pour lui l’un de ses premiers étudiants à Tunis, le regretté Yves Younès, notre ami disparu bien trop tôt. Younès, lui-même, bien que devenu un spécialiste mondialement connu et reconnu pour avoir contribué à faire progresser, dans les années 70 et 80, la théorie microéconomique néo-classique de l’échange et des marchés, considérait que les approches analytiques développées par G. de Bernis, dans ses enseignements et dans ses travaux sur la dynamique et le développement économiques, étaient beaucoup plus enrichissantes et pertinentes que le paradigme dominant, pour la compréhension des processus déséquilibrés et contradictoires à l’oeuvre dans la plupart des pays du Tiers Monde.

Gérard de Bernis et l’ISMEA, Gérard de Bernis et Economie Appliquée

Formé, avons-nous dit, au début des années cinquante à l’ISEA devenu, par la suite, ISMEA2, le professeur de Bernis en devint Président à la demande de François Perroux en 1982.

Dès lors, il s’attela, d’une part, à relancer et à développer la tradition de recherche de l’Institut, mais aussi à en faire un haut lieu de rencontres, de débats et de discussions passionnées et passionnantes, notamment sur le thème de la (des) crise(s) économique(s). C’est ainsi que, dans les années 80 et 90, se réunissaient, dans les locaux de l’Institut Henri Poincaré, une ou deux fois par mois, plusieurs dizaines de chercheurs et d’enseignants confirmés, de doctorants, parisiens ou provinciaux, certains notamment venant régulièrement de l’étranger. Et assez régulièrement, aussi, l’Institut accueillait pour des conférences ou des séjours de recherche de grands économistes étrangers, anciens élèves ou disciples de François Perroux ou de G. de Bernis lui-même.

D’autre part, il relança, en les dynamisant, les publications de l’Institut et notamment les deux revues, Economie Appliquée et Economies et Sociétés, qui sont, aujourd’hui, les deux revues françaises en économie les plus diffusées à l’étranger, notamment aux Etats-Unis et en Amérique latine.

La revue Economie Appliquée, sous son impulsion, a d’abord considérablement transformé et amélioré la gestion éditoriale de la revue. En même temps, et parallèlement à l’exigence de qualité et de solidité de l’analyse économique des textes proposés, la revue a rehaussé ses standards relatifs à la dimension « appliquée » des travaux qu’elle souhaite publier, ou à la portée opératoire des textes traitant de questions de « politique économique » qu’elle est susceptible de prendre en considération. Et ceci, à l’image de la pratique scientifique de G. de Bernis qui, sa vie durant, n’a, en effet, jamais séparé la conceptualisation théorique de l’analyse du concret. Enfin, l’ouverture de la revue aux analyses développées dans les divers paradigmes théoriques, pourvu qu’elles soient solidement argumentées, a été renforcée.

Ce sont cette ouverture au pluralisme des idées, tout à fait en conforme à l’ouverture qu’il pratiquait dans ses enseignements, ainsi que cette exigence scientifique qu’il s’appliquait à lui-même, qui ont contribué hier et contribuent encore aujourd’hui, au rayonnement de notre revue, notamment au plan international, comme elles avaient contribué au succès et au rayonnement des enseignements de notre regretté Collègue et Ami.

Claude Berthomieu

1 Thèse intitulée : « Essai sur la tarification dans les exploitations industrielles de l’Etat du secteur monopolistique », soutenue à Paris, le 21 décembre 1953.

2 J’interprète l’introduction de la lettre M placée, habilement, au centre du nouveau titre de l’Institut par François Perroux, comme un pied de nez aux détracteurs des travaux habituels de l’ISEA, jugés trop littéraires, c’est à dire pas assez « mathématiquement formalisés»),

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