La Série F – Développement, croissance et progrès- a été créée en 1955. Gérard de Bernis, âgé d’à peine 27 ans, a été le maître d’œuvre du lancement de cette publication qui allait être dédiée aux travaux de l’Institut de Science Economique Appliquée (ISEA) sur « cette masse de questions groupées sous le vocable finalement peu satisfaisant de ‘sous développement économique’ comme il l’a écrit dans son texte d’introduction du premier numéro qu’on pourra lire ci-après. Un baptême du feu en quelque sorte pour celui qui allait consacrer tant de son intelligence et de sa vie à ce troisième monde qui commençait tout juste à émerger à la conscience des économistes. C’était deux ans avant la Conférence de Bandung.
Très tôt dans les années 50 l’ISEA a commencé à tenter l’élaboration d’une analyse systématique et quantitative du développement qui faisait voir le caractère spécifique des pays désignés alors comme sous-développés et qui justifiait la mise en œuvre de politiques elles-mêmes spécifiques. La constitution d’un groupe de travail sous la direction de Maurice Byé et de François Perroux et auquel participaient Raymond Barre et Gérard de Bernis a permis d’amplifier ce programme de recherche dont la création de la Série F a fait partie. Les trois premiers numéros de cette nouvelle série des Cahiers de l’ISEA ont été explicitement conçus comme une introduction à ces études qu’il fallait continuer à déployer pour parvenir à une analyse rigoureuse des pays économiquement sous-développés qui puisse leur permettre de mettre en œuvre une politique efficace de croissance. A la base de ces études se trouvait la contribution séminale de François Perroux « Trois outils pour l’étude du sous-développement » publiée dans le premier numéro, accompagnée d’un questionnaire élaboré par Jean de Largentaye pour guider le travail de terrain.
L’introduction que Gérard de Bernis rédige pour la première livraison .de la Série F en 1955 et plus encore la version élargie qu’il en donne pour sa réédition en 1958 fixe la problématique des travaux qui vont nourrir les vingt premiers numéros de cette série. C’est aussi l’ébauche de son itinéraire intellectuel et politique au croisement des trois questions qui traversent cette introduction.
La question de la nature du sous-développement est appréhendée là en termes de spécificité vs non- spécificité de la situation des pays sous-développés. S’appuyant sur l’histoire, Gérard de Bernis démonte la thèse du sous-développement comme retard de développement. La situation des pays sous-développés qu’il peut observer ne peut se comparer à celle des pays développés au moment de leur démarrage. Le sous-développement ne recouvre pas une différence de degré mais de nature. L’hétérodoxie de sa position se renforcera rapidement au contact d’autres travaux qui ajouteront l’idée que le sous-développement des uns est le produit du développement des autres. C’est là un débat par trop oublié aujourd’hui mais dont il a magistralement rendu compte dans un article de 1974 intitulé « Le sous-développement, analyses et représentations » (Revue Tiers-Monde, XV, 57).
Comment « améliorer » la situation des pays sous-développés ? Les recettes keynésiennes ne pourront pas apporter la croissance économique, a fortiori le développement. François Perroux a déjà expliqué –en 1949- l’impossible « généralisation de la General Theory ». La désarticulation de ces économies doit d’abord être supprimée. Dans son introduction Gérard de Bernis écrit : « Le secret de la croissance réside probablement dans l’intégration du secteur « traditionnel » à des pôles ressortissant à un système (ou un type d’organisation) moderne. S’ouvre ici le chapitre le plus volumineux de l’œuvre bernisienne. Sa contribution à l’élaboration d’une stratégie pour le développement ne se réduit pas, en effet, à sa thèse des « industries industrialisantes ». Loin de là ! Voir la synthèse qu’il en a donnée dans le numéro 29 de cette Série sous le titre : « De l’existence de points de passage obligatoires pour une politique de développement » (Economies et Sociétés, XVII, 2).
Le programme de l’ISEA était placé sous le signe de l’urgence à « penser autrement » le problème du développement, en rapport avec cette « économie de tout l’homme et de tous les hommes ». Les exigences de la recherche prenaient une dimension déontologique. L’engagement de l’économiste dans la cause tiers-mondiste était d’autant plus nécessaire que le temps aiguisait la rivalité des intérêts en jeu et que la décolonisation ne parvenait pas à annuler les effets de domination. La participation de Gérard de Bernis à la création de l’Association des économistes du Tiers-Monde à Alger en 1976 est emblématique de sa totale implication dans l’accomplissement de ce « devoir de l’économiste à l’égard des peuples des pays sous-développés » dont l’énoncé ouvre son introduction.